“Je n’arrive plus à m’en passer” : quand la pornographie devient un piège
- nairiboudet
- 20 juin
- 3 min de lecture
Écoutez la chronique qui a inspiré cet article, diffusée sur Fréquence Mistral :
A mon cabinet, je reçois de plus en plus de personnes qui s'interrogent sur leur consommation de pornographie. Certaines évoquent une gêne, d’autres une perte de contrôle, une forme d’escalade, voire une dépendance. Derrière ces mots, une détresse bien réelle est perceptible, pour l'individu et pour le couple. Loin des discours moralisateurs ou sensationnalistes, il est essentiel de comprendre ce que cette addiction dit de notre époque. Car si elle affecte l’individu dans sa sexualité, son couple, sa concentration ou son estime de soi, elle est aussi un révélateur de nos rapports au corps, au plaisir, et à la norme.
Une sexualité façonnée par les images issues de la pornographie
Depuis les travaux de Bernard Arcand (Le Jaguar et le Tamanoir), l’anthropologie nous invite à penser la pornographie non pas comme un simple divertissement, mais comme un miroir grossissant de notre culture sexuelle. Ce que l’on voit dans les vidéos pornographiques les plus populaires — la domination masculine, la performativité, la dissociation des affects — n’est pas anodin. Ce sont des mises en scène qui, à force de répétition, structurent notre imaginaire érotique. Comme le rappelle aussi la sociologue Gail Dines, la pornographie mainstream est devenue un véritable système de production d’un récit sur le sexe : sans lien véritable entre les personnes , avec des discours stéréotypés, où la femme est réduite à un corps disponible.
Une norme qui isole
La consommation excessive de pornographie n’est pas qu’une question de pulsion ou de solitude. Elle est souvent liée à une difficulté plus profonde à se relier à soi et à l’autre. Les travaux de Zillmann et Bryant ont montré que l’exposition répétée à des contenus pornographiques pouvait entraîner une diminution de la satisfaction sexuelle et relationnelle. Plus encore, elle peut créer un sentiment de honte, d’isolement, voire une forme de dissociation du corps. Ce qui se joue alors, ce n’est pas seulement le rapport au plaisir, mais le rapport à l’intimité, à l’altérité, au désir partagé.
Laurent Karila et la pornographie : sortir du jugement, retrouver du sens
Parmi les rares voix médicales à traiter de l’addiction à la pornographie sans la réduire à un comportement déviant ou à une simple perte de volonté, celle du psychiatre Laurent Karila mérite d’être entendue. Il apporte une manière de penser l’addiction comme une tentative – souvent inconsciente – de réguler un mal-être. Non pas un excès de sexualité, mais un symptôme d’un excès d’angoisse, de solitude, d’émotions envahissantes, ou de blessures anciennes.
Selon lui, la pornographie peut devenir un mécanisme de compensation : un moyen rapide, efficace, disponible de gérer la tension ou de combler un vide. Mais cette stratégie, bien que fonctionnelle sur le moment, finit souvent par se retourner contre la personne. L’habitude devient automatisme, le plaisir devient nécessité, le rapport au corps se fige.
Karila met en lumière les liens fréquents entre cette addiction et d’autres troubles : anxiété, dépression, troubles de l’attachement, traumatismes précoces. Il souligne surtout l’importance de sortir du discours de la faute pour entrer dans celui de la compréhension. Ce n’est pas la sexualité qui est malade, mais l’équilibre psychique global qui vacille — et c’est ce déséquilibre qu’il faut entendre, accueillir, traverser.
Une problématique profondément contemporaine
L’addiction à la pornographie ne tombe pas du ciel. Elle prend racine dans un environnement hyperconnecté, dans une société de la performance et de la vitesse, où l’on demande au corps d’être disponible, efficace, spectaculaire. C’est dans ce contexte que l’individu se tourne parfois vers le porno comme exutoire, comme refuge, comme réponse rapide à une tension interne. Mais cette réponse a un prix : celui de la répétition, de l’automatisme, de l’isolement.
En conclusion : soigner le symptôme, interroger le système
Il ne s’agit pas de diaboliser la pornographie. Il s’agit de questionner ce qu’elle active en nous, ce qu’elle remplace, ce qu’elle empêche parfois. De soutenir les personnes qui en souffrent, sans les juger. Et de penser ensemble, en tant que société, les nouvelles formes de rapport au corps, à l’autre, au plaisir. Car c’est bien là, aussi, que se joue la santé sexuelle : non pas dans une norme rigide, mais dans la capacité à être présent à soi, à l’autre, à son désir — dans toute sa complexité.

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