La chanson "Kid" d’Eddy de Pretto : un cri contre les injonctions à la virilité
- nairiboudet
- 10 sept.
- 4 min de lecture
« Tu seras viril mon kid. »
La phrase répétée par Eddy de Pretto dans sa chanson met au jour tout un processus de socialisation que les sciences sociales n’ont cessé de décrire : comment devient-on un homme ? Et surtout, quel type d’homme cette société dans laquelle nous vivons attend-elle que nous soyons ?
Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=XfbM3LD0D9Q
La performance virile : du rôle social à l’intériorisation
Erving Goffman, dans Gender Advertisements (1977), insistait sur le fait que le genre est une performance : nous jouons un rôle sous le regard d’autrui (mais cela ne signifie pas que nous soyons fake pour autant !). La chanson Kid illustre parfaitement ce mécanisme : l’enfant apprend, par la répétition des injonctions, à ajuster son comportement à ce que l’on attend de lui.
Pierre Bourdieu, dans La domination masculine (1998), prolonge cette idée en montrant que ces rôles ne sont pas de simples façades, mais qu’ils s’incarnent dans les corps : les mots et les gestes produisent des habitus, des dispositions qui semblent naturelles alors qu’elles sont le fruit d’un apprentissage social.
Ainsi, la performance décrite par Goffman devient, chez Bourdieu, une seconde nature. Et c’est cette intériorisation que chante Eddy de Pretto : un rôle si répété qu’il finit par paraître inévitable, même quand il blesse.
Masculinité hégémonique et résistances
R.W. Connell, dans Masculinities (1995), introduit le concept de masculinité hégémonique. Elle désigne le modèle viril dominant – force, dureté, hétérosexualité obligatoire – face auquel toutes les autres formes de masculinité sont minorées.
On retrouve ici un lien avec les analyses de Paola Tabet (La construction sociale de l’inégalité des sexes, 1998) : les normes masculines et féminines se construisent ensemble, dans un système hiérarchique qui organise les rôles et les places. La virilité dominante ne se définit donc pas seulement par ce qu’elle valorise, mais aussi par ce qu’elle déprécie : la vulnérabilité, la douceur, l’ambiguïté.
Eddy de Pretto, entre autres, en choisissant de mettre en avant une masculinité sensible et artistique, incarne une contestation de cette hégémonie.
Subversion et réécriture des normes
Judith Butler, dans Gender Trouble (1990), explique que si les normes de genre sont performatives, elles peuvent aussi être détournées. La répétition mécanique du « tu seras un homme » dans Kid a précisément cet effet : elle met à nu le caractère artificiel de l’injonction et ouvre un espace de réinterprétation.
On retrouve un écho avec Christine Delphy (L’Ennemi principal, 1998), pour qui le genre est avant tout un rapport social. Déconstruire l’injonction, ce n’est donc pas seulement une affaire individuelle, mais un geste politique : questionner un ordre social qui place la virilité au sommet et relègue le reste dans l’ombre.
De l’intime au collectif
Didier Eribon, dans Retour à Reims (2009), ajoute une dimension de classe à ces réflexions : la virilité est aussi un outil de classement social. Dans certains milieux, « tenir son rôle d’homme » est une condition pour être reconnu. La chanson Kid résonne particulièrement dans ce contexte : elle rappelle combien l’injonction à la virilité est traversée à la fois par le genre et par la classe sociale.
C’est ce que Victoire Tuaillon a popularisé dans le podcast Les couilles sur la table : la virilité est à la fois une norme contraignante et un système de privilèges. Elle peut donner du pouvoir, mais elle enferme aussi ceux qui tentent d’y correspondre.
La virilité dans l’intimité : quand le couple et la sexualité rejouent l’injonction
Si Kid parle d’enfance et d’adolescence, la chanson résonne bien au-delà : les injonctions viriles se réactualisent souvent dans la vie adulte, notamment dans la sexualité et la vie de couple.
Pierre Bourdieu (1998) montrait déjà que la domination masculine se rejoue dans les corps : elle s’exprime dans les gestes, dans les postures, mais aussi dans les attentes sexuelles. Dans mon cabinet, j’entends régulièrement des hommes qui associent encore leur valeur intime à la performance : avoir une érection durable, « donner du plaisir » de manière technique, contrôler l’émotion (et ne pas "finir" trop vite).
C’est ce que R.W. Connell (1995) décrivait avec la masculinité hégémonique : même dans la chambre à coucher, il existe un modèle dominant de virilité qui valorise la puissance, la pénétration, le contrôle. Les autres formes de sexualité – plus tendres, plus lentes, plus vulnérables – restent souvent tues ou vécues comme des échecs.
Christine Delphy (1998) et Danièle Kergoat (2012) ont montré combien les rapports sociaux de sexe structurent aussi la division du travail domestique et affectif. Dans le couple hétérosexuel, cela se traduit souvent par un rôle masculin de « pilier », chargé de tenir, décider, protéger – un rôle qui, là encore, peut devenir un fardeau.
Ces attentes génèrent de la souffrance : pour certains hommes, un sentiment d’insuffisance chronique ; pour certaines femmes, la difficulté à exister autrement que comme miroir ou soutien. Dans la thérapie de couple, il s’agit alors de desserrer ces normes, de rendre possible d’autres façons de désirer, de s’aimer et de se rencontrer.

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